Le Musée Würth Erstein a démarré il y a quelques jours sa dernière exposition. L'Appel de la Forêt regroupe une belle et éclectique collection d'oeuvres de la fin du 19ème siècle à nos jours autour d'un thème, la forêt, devenu universel dans l'art et prenant une valeur particière dans l'histoire de l'Europe Centrale et du Nord, particulièrement en Allemagne. Voici mon dernier article qui paraîtra dans le numérode décembre de Tranversalles. Le texte peut sembler un peu long, mais l'expo est si dense et intéressante que même en ne parlant que d'une partie des oeuvres exposées, cela prend nécessairement un peu de place...
Résonances sylvestres
Le Musée Würth-Erstein présente, depuis septembre et jusqu'à la mi-mai, « L 'appel de la forêt », un ensemble d'œuvres tirées pour le plupart du fond de la collection éponyme. Présentée l'an passé à la Kunsthalle Würth (Schwäbisch Hall), l'exposition a été adaptée au site alsacien. Les quelques soixante-cinq œuvres (dessins, gravures, peintures, photos, sculptures, installations) qui en constituent le corpus sont issues de quarante-deux artistes pour la plupart contemporains et du 20ème siècle, à l'exception d'Alfred Sisley et de Carl Spitzweg. La liste est prestigieuse mais l'on découvre aussi quelques noms moins connus et qui gagnent réellement à l'être. Le parcours est riche, intelligent, foisonnant de belles surprises. L'émotion est au rendez-vous.
« L'Appel de la Forêt » est organisé en différents thèmes qui se succèdent au fil des salles. Commençant par l'arbre, métaphore de l'humain, la forêt est développée en différentes approches : lieu de contemplation, elle peut devenir aussi lieu de projection de la critique sociale, élément magnifié dans le sentiment identitaire, puis redevenir un objet autonome illustré à travers divers courants, de l'expressionnisme à l'impressionnisme, du Biedermeier au surréalisme et au fantastique.
Dés l'entrée, on prend la dimension de la puissance des travaux proposés. Le visiteur est accueilli par « Aaper Wald II » (2006) une toile de Norbert Tadeusz. Image de forêt à la fois mystérieuse et magique, l'œuvre nous donne un sésame précieux : nous entrons dans un monde complexe et sensible, où tout ce qui semble figé est en réalité chargé de symboles et s'exprime d'une voix puissante. Métaphore du cheminement qui nous attend, « Champignons » ( 1972-1973) de Lambert Maria Wintersberger, l'œuvre monumentale accrochée dans la cafétéria, et le tableau de Volker Tannert en face de l'escalier nous ouvre les portes d'un monde merveilleux, déclencheur d'imaginaire mais aussi cible de la société de consommation.
Dans la première salle, les silhouettes de Gabi Streile en écho à celles de Donald Baechler, dressent la structure d'une forêt se développant dans notre esprit. Comme des individus, petits soldats prêts pour la parade, sapins anonymes soumis à l'ultime illumination de décembre, figés dans leur posture et nos mémoires, ces icônes sacrificielles nous renvoient aussi à la notion de foule et nous interpellent dans leur nudité. La force de leur apparente simplicité nous dévoile leur solitude, personnages perdus dans une foule indifférente. A cette forêt immobile et silencieuse ne manque que le vent. Sans âme, cette humanité semble triste et solitaire.
Les travaux de Christo construisent un cheminement, une genèse. « Wrapped Tree » est une commande du Musée Würth. Entre le premier jet et la dernière production les années défilent, permettant le glissement inaudible de la maturation : la maquette originelle « Wrapped Tree » date de 1968, le dessin (« Wrapped Tree, Project for the Museum Würth »)de 1994 et l'ultime réalisation, (Wrapped Tree ») en proportions fidèles à la maquette, de 2011. Le temps est ici compressé, rendu visible dans l'espace. On sent les pauses, on réalise la profondeur de l'œuvre. La première maquette mesure 80,3 cm, le dernier arbre emballé quelques 7,30m. Ce grand charme nous est présenté allongé sur un support, tel un gisant sur son socle. Le voile d'hivernage qui l'entoure et le cache rappelle le suaire qui habille les corps. Mise en Sac ? Embaumement ? La carcasse que l'on devine sous le tissu semble en dormance, en attente de plantation. Les racines et les branches sont enveloppées, protégées des intempéries et des regards. Ce qui apparaît d'abord comme un arbre momifié porte en soi le temps du repos, c'est une image de vie à poursuivre, un symbole en attente de printemps. C'est un mystère que Christo nous donne à voir. L'ensemble est complété par un autre dessin d'arbres enveloppés, celui-ci pour la Fondation Beyeler à Riehen (Suisse).
Dans la même salle, on ne peut que s'arrêter devant le triptyque de Robert Longo, réalisé spécialement pour l'exposition. « Sans titre (Fairmount Forest) »(2011) est un tableau d'un hyperréalisme saisissant réalisé au fusain et à la gomme. Il faut s'en approcher pour apprécier pleinement l'époustouflante gamme de gris qui le compose.
Dans la deuxièmes salle «The Road to Thwing, Late Spring » (2000) de David Hockney fait face à deux toiles de Lester Campa. A travers « Ceiba » (2005, acrylique sur toile) l'artiste cubain dresse une critique radicale de l'homme qui déforeste et déshumanise la planète. Ce monde sans arbres est un monde sans vie. Ils sont accompagnés par les arbres monumentaux, d’Alex Katz « Meadows 2 » (2007) et « Sans titre » (2001-2004) d’Herbert Brandl, emplissant l’espace, fermant le paysage, jouant à la fois sur la limitation du regard et la protection du couvert. Le végétal clôture le monde et induit l’ébauche de l’habitat.
On retrouve la même interrogation des rapports entre l'homme conquérant et la nature dans la première salle de l'étage. Les trois dyptiques de Ben Willikens (« Raum 738, Raum 739, Raum 741, Waldeslust und Vanitas », 2011).sont issus de la troisième commande de la collection Wûrth figurant dans l'exposition. Chacun d'entre-eux juxtapose une photographie et son interprétation graphique. Eclairages blafards, vestiges de constructions, les scènes représentées montrent l'humain uniquement au travers de ses traces : béton, détritus, nature réduite. Les arbres qui y apparaissent semblent évoquer tantôt la solitude du végétal dans un univers cimenté, tantôt la lente marche en avant de la nature qui reprend ses droits. Cet univers froid et inhabité, que l’on retrouve dans “Passage, Leipzig” (1990) de Gerhard Richter, évoque les déserts urbains post-catastrophiques.
La deuxième salle évoque un épisode héroïque de la fin de la seconde guerre mondiale, la bataille de Seelow. A travers une série de 6 tableaux, Markus Lüpertz parle de la guerre sans jamais la représenter autrement que par des détails : arbres abîmés, campagne vide, casque; La seule allusion directe se trouve dans les cadres des tableaux qui sont peints en couleurs de camouflage. Par cette série, l'artiste aborde les grands thèmes de l'identité nationale, la forêt y tient une place essentielle.
Les grands noms allemands sont très présents à l’étage, qu’ils soient contemporains comme Georg Baselitz, Günter Grass, Rainer Fetting, issus de la Sécession berlinoise comme Max Liebermann ou Lovis Corinth, rattachés à l’expressionniste comme Ernst Ludwig Kirchner, Max Beckmann ou Hermann Scherer et sa très riche, éblouissante palette fauve qui explose littéralement dans »Paysage de Montagne en Tessin » (1924).
Face à eux les tableaux impressionnistes peints sur le motif de Camille Pissaro, Alfred Sisley ou André Derain, mais aussi d’Alexander Rothaug et sa forêt idyllique « Heiliger Frühling » sont autant de contrepoints qui ouvrent sur une perspective élargie dans l’espace et le temps.
Les dernières salles sont consacrées au surréalisme avec Max Ernst et un très bel ensemble de 22 phototypes, puis au fantastique avec « Isle of Man I et III » (2003) deux installations de Richard Deacon et Bill Woodrow. Enfin, en redescendant par l’escalier on ne peut qu’apprécier l’œuvre saisissante de Volker Tannert « Pourquoi acheter de nouveaux meubles alors qu’on n’a pas encore brûlé les anciens »(1983) qui dénonce de facto la société de consommation et ses excès, en particulier la déforestation.
En écho au remarquable parc, Trophée de l'Arbre d'Or 2000, situé derrière le bâtiment, à travers un bruissement d’arbres et d’art, le Musée Würth montre une fois de plus sa capacité à rassembler des œuvres de valeur et sa compétence à les présenter dans un parcours éclairé.
La forêt, espace, paysage, symbole, lieu de luttes et de projections, décor mouvant, parfois insaisissable, a pris dans l’art une place particulière. A la fois motif et milieu fantasmé, sujet et objet, support et symptôme d’un malaise sociétal, elle apparaît comme une source d’inspiration inépuisable, qui va de l'ancrage au renouveau. Par cette exposition, dont il faut saluer la belle densité, le Musée Würth nous emmène dans un cheminement où le foisonnement des œuvres et la multiplicité des propositions constituent autant d’indicateurs et de jalons bien posés, sans jamais conduire à l’égarement. On termine sa visite en se disant qu’il faudra y revenir une seconde fois, après un nécessaire temps de décantation, comme on procède avec un vin de grand cru, lorsque la bouteille a été remuée.