De plomb et d’étoiles
Le Musée Würth d’Erstein tourne depuis quelques jours ses projecteurs sur l’oeuvre et le travail d’un artiste allemand contemporain : Anselm Kieffer. Jusqu’au 25 septembre prochain, le visiteur pourra apprécier un ensemble de toiles, dont plusieurs formats monumentaux, ainsi que quelques photographies retravaillées et des peintures plus rarement exposées. C’est là une splendide occasion pour découvrir, ou retrouver, un artiste souvent méconnu, parfois décrié, dans une proposition très éclairante permettant d’appréhender l’oeuvre de manière large et d’en mettre les différents éléments en perspective. L’exposition «Anselm Kieffer dans la collection Würth» offre à voir trente-six pièces, toutes, hormis trois, tirées du fonds Würth, c’est dire sa richesse. Elle n’est pas sans rapport avec l’exposition précédente qui s’était proposé de mettre en valeur l’importance de l’école des Beaux Arts de Karlsruhe, l’artiste y ayant fait une partie de ses études.
Né en 1945 à Donaueschingen (Bade-Würtemberg), Anselm Kieffer fait partie de cette génération d’allemands qui n’ont pas connu la guerre mais qui ont du vivre avec les questions qui en étaient issues. Concevoir l’inconcevable, comprendre l’incompréhensible se sont avérées comme autant d’interrogations, de points de fixation mais aussi de clés de lecture d’une œuvre qui est un questionnement permanent, que ce soit à travers les thèmes, la palette des couleurs ou le choix des matériaux. De prime abord les réalisations d’Anselm Kieffer apparaissent sombres, tourmentées et opaques. Il faut bien sûr aller au-delà et se laisser prendre au jeu de l’observation et de l’analyse, car la première impression passée on perçoit rapidement une construction complexe, un langage intelligent et des références clairement posées.
L’exposition est organisée autour de trois axes majeurs : la cosmogonie, la poésie et le paysage héroïque. Ils permettent d’appréhender le travail de l’artiste à travers des périodes différentes, mais également des techniques et des supports variés.
La première salle se prête par ses dimensions à la présentation d’œuvres de format monumental. Un avion en plomb de plus de six mètres d’envergure, plusieurs grandes toiles : on est frappé d’emblée par les dimensions des œuvres et par les techniques employées. Le mélange des matériaux, les éléments en relief interrogent le spectateur. A la fois peinture, sculpture et installation, elles dégagent une forte énergie et semblent fourmiller d’informations et de références. Des maquettes de bateaux en plomb sont fixées sur « Merkaba » (huile, émulsion acrylique, fil métallique, plâtre sur toile et objets en plomb, 2001), les roses de « Que mille fleurs s’épanouissent » (huile, émulsion, acrylique, roses séchées, 2000) sont piquées perpendiculairement dans la toile, en regardant de près les « Palais Célestes » on découvre les fragments de plomb fondu que l’artiste a projeté sur la toile. Les planètes de ces cartes du ciel sont réelles et pour chacune d’entre elles figure le numéro de référence de la NASA. Les reliefs nous entraînent ici vers des profondeurs cachées et des infinis à comprendre.
Le dernier tableau « Tes cheveux d’or, Margarete » (gouache, paille, crayon de papier et colle sur photographie, 1981) et sa référence explicite à Paul Celan nous emmène vers les salles de l’étage, où l’on découvre entre autres « Le dormeur du val » (huile, émulsion, acrylique et gomme laquée, 2010), hommage à Arthur Rimbaud mais aussi manifeste antimilitariste et référence explicite à l’histoire. Les liens vers la poésie et l’histoire sont clairement tracés à travers les grandes pièces comme « Tremble » (2007 ou encore « Je suis qui je suis » (2004).
Dans la section suivante on est surpris par les « Symboles héroïques », autoportraits de l’artiste faisant le salut nazi, photographié en différents lieux d’Europe, retravaillés à la peinture. Il faut bien sûr éviter là l’écueil de la provocation et ne voir que l’importance du questionnement existentiel face à l’histoire et à l’héritage qu’elle nous impose. Des vitrines présentent également des cahiers d’artiste. Ces travaux datent tous de la fin des années soixante et du début des années soixante-dix. Ils montrent l’importance et l’utilité des interrogations et les placent naturellement dans la relation au temps.
Dans la dernière salle, on découvre deux triptyques récents, monumentaux, dans lesquels Anselm Kieffer reprend le travail sur le volume et le mélange des matériaux. Conçues comme des vitrines, ces œuvres renferment des branchages, des moulages de plâtre, associés à la peinture. « A titrer » (huile, émulsion, acrylique, gomme, laque, branches, fougères recouvertes de résine et plâtre sur toile, 2008) et « De noirs sapins s’élève un aigle dans l’éther » (plomb, photographie, ronce, acrylique, huile, cendre et gomme laque sur bois, 2009) annoncent un tournant dans l’œuvre de Kieffer. Les références historiques font place à une vision plus globale et l’artiste s’intéresse de manière plus large aux notions de mutation et de transformation déjà annoncées en filigrane dans les travaux des dix années précédentes. Ni aboutissement, ni permanence, tout est appelé à muter. Une destruction prend ici le sens d’une nouvelle construction. Rien ne se perd tout se retrouve, la perception des cycles permet une vision plus globale de l’histoire et une lecture plus détachée des évènements. Vison utopique, certes, sensible aussi.
La relation au temps, à l’histoire et à ses interrogations est en permanence perceptible dans l’œuvre d’Anselm Kieffer, que ce soit à travers le caractère périssable des éléments tirés de la nature (paille, branchages, fleurs...), la représentation humaine limitée aux autoportraits ou encore l’apparition des avions et des bateaux militaires. «Jason» (plomb, verre, bois, plastique, dents et peau de serpent, 1989) sculpture représentant un avion incluant dans ses ailes de petites vitrines ou figurent des figurines militaires, des dents de lait et des peaux issues de mues de serpent, en est un exemple particulièrement éloquent. On retrouve régulièrement des éléments végétaux, peints ou sous forme de branchages («To be titled), 2008, ou encore «Aus dunklen Fichten flog ins Blau der Aar», 2009), soulignant le caractère périssable des choses mais aussi leur potentiel de réutilisation, tout en sous-entendant la notion historique de cycle. Cette relation au temps est également sensible dans la série des «Constellations», dans les hommages aux poètes Arthur Rimbaud, Paul Celann Ingeborg Bachmann, dans la série des «Symboles Héroïques» et dans l’évocation des grandes figures des mythologies nordique et grecque.
Le plomb est un matériau qu’Anselm Kieffer affectionne particulièrement (il a d’ailleurs racheté les éléments en plomb de la cathédrale de Cologne lorsque le toit en a été restauré). Métal de l’alchimie, le plomb apporte à la fois sa lourdeur, sa masse, mais aussi son potentiel de transformation par sa malléabilité et sa fusion. Le choix de ces matériaux (éléments végétaux, plomb, peaux et dents) renforce les notions de mutation, d’impermanence, de fragilité mais aussi de réinvestissement et de réutilisation que l’on sent sourdre à travers chaque création.
L’œuvre d’Anselm Kieffer apparait dense, sombre et tourmentée, pétrie de culture et d’intelligence sensible. Nourrie de ses questionnements, elle dégage à la fois le recul et l’urgence. La brûlure de l’histoire nourrit l’élan créateur, lui apportant symboles mais aussi utopies. A l’image de la sculpture placée à l’entrée du musée « Bibliothèque avec météorite » (livres en plomb, pierres en plomb, fil métallique te fer, 1991) les livres fermés contiennent des secrets. A nous d’en trouver les clés pour en faire jouer les complexes serrures et entrer dans un univers qui ne pourra que nous surprendre.
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